Les sciences économiques et sociales étudient l’entreprise, sous la pression des lobbies patronaux.

Amélie Jeammet enseigne les sciences économiques et sociales au lycée Guillaume le Conquérant de Lillebonne, dans l’académie de Rouen.

Amélie Jeammet, professeure de SES nous explique les enjeux de l’enseignement de l’entreprise. Pourquoi est-ce utile d’enseigner l’entreprise en Sciences économiques et sociales ? C’est indispensable pour que les élèves comprennent comment s’organise la production dans notre système économique. Mais l’« entreprise » est une notion juridique, une personne morale et abstraite. Donc pour aborder la réalité complexe de la production, il est surtout utile que nos élèves découvrent les entreprises dans leur diversité : de secteurs d’activités, de tailles, de types de propriété, d’échelles d’action allant du local au mondial. Il est aussi important de leur rappeler que, contrairement à un préjugé fréquent, les institutions créatrices de valeur dans notre économie comprennent également les administrations publiques et les associations. En y incluant la sécurité sociale, qui finance par exemple les salaires des soignants et les revenus des médecins de ville, ou le travail éducatif des parents en congé parental, c’est presque la moitié de notre PIB que nous considérons comme de la richesse produite par notre travail hors entreprise. Néanmoins, les entreprises restent la forme d’organisation dominante dans notre système économique, et il est donc essentiel que nos élèves puissent en travailler toutes les problématiques en SES. Est-ce utile de faire des visites d’entreprises avec les élèves ? Une rencontre avec le terrain, quel que soit l’objet d’étude, est toujours un moment pédagogique enrichissant. Visiter une entreprise permet aux élèves d’apprendre à observer le travail concret, en confrontant ce qu’ils recueillent alors aux éléments théoriques vus en cours. Ils apprennent le va-et-vient entre l’enquête et la théorie, et c’est une étape essentielle de la compréhension de ce qu’est la recherche. Néanmoins, les conditions réelles dans lesquelles ces visites ont lieu sont souvent peu propices à la réalisation de ces objectifs cognitifs : d’abord, la surcharge d’élèves par classe nous oblige à laisser de côté toutes les petites entreprises qui ne peuvent accueillir autant de visiteurs d’un coup, alors qu’elles sont l’essentiel du tissu productif privé. Ensuite, les entreprises nous accueillent en se souciant parfois plus de faire « bonne image », au détriment de l’observation du travail concret. Les élèves n’y apprennent alors pas forcément grand-chose. Pour être pédagogiquement utile, une telle visite se prépare en amont avec l’entreprise sur la base des questions des élèves. L’entreprise doit aussi renoncer à faire de la visite une « opération marketing » et assumer d’être questionnée sur les multiples facettes de sa réalité quotidienne. L’entreprise, c’est un sujet qui intéresse aussi les sociologues ? Éminemment ! Je dirais même que les sociologues ont parfois davantage de choses à dire sur la réalité des entreprises que les économistes et c’est tout l’intérêt des SES de croiser les regards disciplinaires ! En économie, cet objet apparaît souvent comme une boîte noire, dont on ne connaît pas grand-chose à part l’objectif de maximisation du profit, et les stratégies concurrentielles sur le marché. Les méthodes qui permettent de parvenir à l’objectif en interne sont bien plus documentées par les sciences de la gestion que par l’économie. Quant à la réalité du travail concret, du partage et de la coordination des tâches, des chaînes de pouvoirs, des processus de coopération et de conflits, ce sont les sociologues qui les analysent. C’est d’ailleurs un domaine d’études très actif et diversifié qu’il est extrêmement enrichissant de croiser avec les approches économiques. Cette rencontre des disciplines, des théories et des méthodes permet de prendre conscience de la variété des entreprises, allant des petites, voire très petites, très centrées sur les logiques productives, aux groupes mondialisés coordonnant d’immenses chaînes de sous-traitants et tenus par de puissantes contraintes de rentabilité financière. Ce n’est que grâce à cette multiplication des approches que l’on commence à cerner la réalité des situations vécues par les salariés et les dirigeants, et les enjeux qu’elle soulève. On reproche beaucoup aux enseignants de SES de proposer un enseignement hostile aux entreprises, est-ce le cas ? Les enseignants de SES sont souvent suspectés de transformer leurs cours en tribune marxiste. On nous reproche de « ne pas faire aimer l’entreprise aux élèves ». L’accusation est d’ailleurs risible : la connaissance n’est pas une affaire de bienveillance. Nous ne sommes pas censés faire aimer ou détester telle ou telle institution sociale, qu’il s’agisse de l’entreprise, ou de la famille. Notre rôle est d’être des passeurs des connaissances produites par la recherche. Et en la matière, il est essentiel que nos élèves apprennent que cette connaissance émerge toujours de la controverse argumentée. En SES, nous n’avons pas peur de ces débats scientifiques, je dirais même que nous y sommes particulièrement attachés. Mais c’est sûr qu’il y a plus d’enjeux politiques à la connaissance de « l’entreprise » qu’à celle de la photosynthèse en biologie ! Par leurs objets d’étude, les SES sont potentiellement l’écho de rapports de force sociaux fondamentaux, ce qui fâche, parfois. Et la principale organisation patronale française n’a de cesse d’essayer de peser sur les SES dans un sens qui sert les intérêts des grands groupes français. À cet égard, le poids croissant qu’elle prend officieusement dans l’écriture des programmes, la formation des enseignants de SES et la constitution de ressources pédagogiques estampillées par le ministère de l’Éducation nationale, apparaît comme une sérieuse entorse au principe de laïcité. Il me semble en réalité que l’hostilité se situe au contraire du côté des dirigeants de certains grands groupes français à l’encontre des enseignants de SES, parce que ces derniers sont trop soucieux d’aborder, dans un souci de connaissance, les multiples facettes de « l’entreprise », tant dans ce qu’elle porte d’émancipateur, que dans ses faces oppressives pour les individus au travail, et délétères pour le lien social et l’environnement.

Melchior, au service du patronat Bénéficiant de l’agrément du ministère de l’Éducation nationale, le site Melchior propose gratuitement des ressources pédagogiques à destination des enseignants de SES. Créé par l’Institut de l’entreprise, un organisme qui rassemble 120 patrons de grandes entreprises et se donne pour objectif de « valoriser le rôle de l’entreprise dans la société ». Melchior ne décrit pas l’activité entrepreneuriale mais en fait l’apologie. Et comme charité bien ordonnée commence par soi-même, Veolia, dont le PDG se trouve être aussi le président du conseil d’orientation de l’Institut de l’entreprise, est au centre de six activités pédagogiques sur le site Melchior… Dans un récent reportage de France 2, on découvrait même que pour faire l’objet d’une étude de cas sur le site Melchior, certaines entreprises avait fait un chèque de plusieurs milliers d’euros. Pas étonnant donc que les « ressources pédagogiques » proposées manquent totalement d’objectivité et omettent tous les sujets qui pourraient fâcher : par un mot sur leur impact environnemental négatif ou d’éventuels conflits sociaux. Sur le site, le rôle du capital et des patrons est valorisé bien plus que celui du travail et des salariés. Et même si au détour d’une activité la question de la place du travail est tout de même posée « Faut-il ériger le travail, à côté du capital, comme partie constituante de l’entreprise ? », elle trouve une réponse négative quelques lignes plus loin : « un mode de gestion favorisant les salariés en leur donnant le pouvoir de décision risque fort de se retourner contre eux ». On aura compris que pour l’Institut de l’entreprise et son site Melchior, seul le capital est vraiment source de création de valeur et que c’est donc une vision très biaisée de l’entreprise, faisant la part belle au patronat, qui est proposée.

L’APSES (Association des professeurs de SES) dénonce depuis longtemps la volonté des lobbies patronaux de s’immiscer dans les programmes de SES.


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