Tout d’abord il est nécessaire de préciser le sens qui sera donné ici à l’expression travail « en îlots » tant elle recouvre diverses pratiques.

Matériellement, elle manifeste le fait que les élèves sont réunis autour d’une table commune (plusieurs tables individuelles assemblées en général) par groupe de 3 ou 4 souvent, quelquefois un peu plus. Cette disposition a pour objectif de permettre des activités où les élèves sont amenés à mutualiser ou répartir leur travail pour réaliser des tâches données au groupe dans son ensemble et à échanger ou confronter des connaissances, opinions et solutions… Cette présentation succincte n’épuise pas l’ensemble des variantes qui peuvent exister sur la disposition matérielle, les modalités de travail ou d’évaluation des élèves… Quand deux enseignants parlent de travail en îlots, ils peuvent se rendre compte qu’ils n’y associent pas forcément les mêmes dispositifs quand ils rentrent dans le détail. Mais la base exposée ci-dessus fait largement consensus.

Dans les collectifs de travail, si les enseignants présents, y compris ceux qui utilisaient le travail en îlots, employaient l’expression, ils étaient tout aussi capables d’utiliser les termes de groupes ou de travail collectif pour parler de la même chose. Ils pouvaient même s’interroger sur le succès de cette dénomination au détriment des autres plus anciennes. Aussi, ils ne prêtaient pas un caractère particulièrement novateur à ces pratiques évoquant les engouements qui avaient pu exister pour le travail de groupe il y a même plusieurs décennies. La présentation et la publicité du dispositif particulier des « îlots bonifiés » comme novatrice a pu jouer un rôle dans ce glissement du vocabulaire.

Le travail prescrit

Dans le second degré, existe-t-il des prescriptions impératives pour le travail en groupe ou « en îlots » ? Pour la plupart des disciplines non. Mais des incitations et même dans certains cas des pressions ont existé pour sa mise en place systématique ou au moins un recours très régulier et fréquent. La situation est très diverse et changeante d’une académie à une autre et d’une discipline à une autre. Les pressions n’ont pas existé partout, mais quand elles se sont exercées, cela fut le fait de corps d’inspection, de formateurs ou de directions d’établissement dans le cadre de projet ou d’expérimentation. Les arguments utilisés en faveur de l’adoption du travail en îlots étaient souvent, parmi d’autres, le constat a priori de l’insuffisance du travail collaboratif dans les pratiques habituelles des enseignants et une possibilité accrue de développer les compétences orales des élèves en les faisant davantage échanger entre eux. Des collègues ont été volontaires, voire enthousiastes, pour expérimenter ou changer leurs modalités de travail. Mais dans les faits, d’autres se sont retrouvés face à des injonctions fortes à modifier leurs méthodes de travail, y compris sans être convaincus du moindre gain. En l’absence de prescriptions à valeur réglementaire écrites, ils pouvaient objecter leur liberté pédagogique. Mais les prescripteurs, en général en position surplombante, ont pu utiliser aussi des leviers pour tenter de leur faire adopter le travail en îlots comme une prise en compte dans l’évaluation professionnelle ou l’émission de jugements de valeurs liant la mise en place de cette forme de travail avec l’engagement, l’ouverture d’esprit ou le souci de la réussite des élèves. Les réticents étaient ainsi exposés à la culpabilisation ou à la ringardisation.

Dans les collectifs de pairs

Directement ou indirectement, beaucoup de collègues ont fini par au moins entendre parler « du travail en îlots » au cours des dernières années. La question du travail « en îlots » surgit donc régulièrement dans les collectifs de travail animés par le SNES-FSU. De manière impromptue, au détour d’une question sur la disposition de la classe des uns ou des autres, ou lorsqu’un des participants abordait une activité qui avait été menée en îlots et les effets que pouvaient produire cette modalité de travail.

Les échanges entre pairs de différentes disciplines et dans différentes académies sur le travail « en îlots » ont été riches et intenses. Seuls quelques points en seront présentés ici avec pour objectifs, d’une part, de montrer l’écart, facilement accessible ici, entre le travail prescrit et le travail réel ; d’autre part, d’illustrer les avantages que peuvent retirer les personnels d’avoir accès, même partiellement, à l’activité de leurs collègues.

Ces discussions ont ouvert à la grande diversité des pratiques réelles

Même entre des collègues de même discipline dans la même académie qui avaient pu être exposés au même type d’incitation (de l’invitation prévenante à expérimenter aux menaces de « mauvaise inspection »). Certains l’ont adopté très vite, d’autres jamais, d’autres ont pris du temps. Quelquefois le dispositif est abandonné au bout d’un temps variable, de quelques mois à plusieurs années, ou il peut être modifié y compris de nombreuses fois. La position personnelle vis-à-vis du dispositif, si elle peut être constante chez certains, peut tout aussi bien beaucoup changer : rejet, enthousiasme, curiosité, doutes, lassitude, motivation… Nous avons vu au fil du temps plusieurs de ces attitudes se succéder chez des collègues dans des ordres très différents et quelquefois inverses.

Au sein des collectifs, des participants ont souvent déclaré apprécier avoir accès à ces évolutions chez d’autres. Soit elles faisaient écho aux leurs, soit elles leur permettaient d’envisager d’autres cheminements que l’alternative « avec ou sans les îlots ». Les collègues manifestaient une vraie curiosité pour leurs différences. Ils jugeaient cette découverte bien plus enrichissante que les diverses présentations et échanges institutionnels qui ne se présentaient que sur des modes binaires « avant les îlots et après les îlots ». Beaucoup avaient ressenti initialement l’injonction en ces termes : « soyez innovants avec la classe en îlots ou restez avec la classe en autobus[1]»…  

Nous avons toujours été très loin d’une division entre les pros et les antis. Ceux qui ont intégré durablement à leurs pratiques davantage de travail collectif dans une disposition en ilots l’ont fait parce qu’ils ont pu y trouver un intérêt réel. Ils y trouvaient par exemple des réponses ou des débuts de réponses à des besoins ou des questionnements qu’ils avaient (sur la motivation des élèves, sur la gestion de classe, sur le travail collaboratif, la pratique de l’oral en langues vivantes…). Mais l’intérêt a pu être temporaire parce que leurs besoins, leurs questionnements ou les effets constatés se sont modifiés ; parce qu’ils ont expérimenté autre chose ensuite… en tout cas personne n’a tenu le dispositif ou une de ses variantes longtemps quand la seule raison était d’obéir à la prescription, même quand elle était forte. L’abandon, l’adoption ou les transformations de la modalité de travail ont pu aussi résulter de modifications dans les conditions matérielles : nouvelle salle, nouveaux mobiliers…

Dans les différents collectifs qui ont abordé la question du travail en îlots, un certain nombre d’éléments concrets ont ressurgi régulièrement.

Le temps pris par la question matérielle.

La plupart des collègues qui ont expérimenté le travail en îlots ont mentionné spontanément ou en réponse à des questions, le temps pris par la recherche de la disposition optimale du mobilier de la salle. Comment placer tables et chaises pour que les élèves voient correctement le tableau ou l’écran ? Comment faire pour que certains ne soient pas obligés de tourner trop souvent la tête ? Quelle place laisser pour la circulation de l’enseignant et des élèves ? Où placer le bureau ? Bien sûr la capacité à apporter les meilleures réponses possibles dépendait aussi de la salle : forme, surface disponible, mobilier, fenêtres… et du partage fréquent de la classe avec d’autres. Certains ont évoqué le temps qu’ils ont passé à déplacer physiquement, seul, le mobilier pour faire des essais dans leur salle. Cette question matérielle n’était pas abordée dans les formations auxquels certains ont eu accès, elle était apparemment peu digne d’intérêt. Pourtant, sur le terrain elle leur a paru nécessaire et elle leur a pris du temps, invisible.

La taille des groupes d’élèves.

Il a aussi été intéressant de constater une évolution comparable chez plusieurs enseignants de matières et d’académies différentes, quand on entrait dans le détail des tâches données aux élèves et des modalités du travail de groupe. Ils ont été plusieurs à déclarer avoir renoncé aux groupes de quatre élèves. Empiriquement, ils en étaient arrivés à la constatation que la dynamique de groupes de trois ou des binômes était plus favorable que celle des groupes de quatre. Ils estimaient ces effectifs bien plus efficaces en termes de mise au travail, d’implication et de résultats. De même chez certains qui déclaraient maintenir des groupes de quatre, l’exposé du détail de leur activité a amené à constater que les tâches à réaliser concrètement par les élèves ne nécessitaient essentiellement que du travail par deux et que les interactions à quatre étaient limitées. Les collègues qui en sont venus à faire des groupes de trois n’avaient pas souvenir d’avoir vu, lu ou entendu en formation ou ailleurs de questionnement sur des dynamiques différentes en fonction du nombre d’élèves en dehors de mises en garde sur des effectifs au-delà de cinq.

Les tables « en chevron ».

Il s’agit encore d’une disposition adoptée par plusieurs collègues, sans concertation et sans impulsion extérieure. Elle se situe à la croisée des questions matérielles, des expérimentations sur la taille des groupes et de questionnements sur l’intérêt du caractère continu du dispositif. Les tables des élèves sont disposées d’une des manières suivantes : Soit trois tables individuelles, deux côte à côte, et la troisième perpendiculaire à une des précédentes ; soit deux tables de deux placées perpendiculairement. Les avantages ? Ils apparaissent dans un cadre où les collègues ont un recours fréquent mais pas systématique au travail de groupe. D’abord, cela évite une orientation des élèves dans des directions opposées quand ils ne sont pas en travail collectif. Ils sont au moins tournés vers le même mur quand il y a quelque chose qu’ils doivent regarder sur un écran ou un tableau. Ils peuvent facilement tourner leurs regards vers l’enseignant. Ensuite, lorsqu’une activité prévue exige un travail de groupe, en très peu de temps les chevrons se referment. Les tables sont déplacées légèrement pour qu’un ou deux élèves soient face aux deux autres. Des îlots sont formés. Le reste du temps, les élèves sont dans une disposition qui évite les distractions inévitables quand des élèves sont face à face en permanence. Ce que, bien sûr, les collègues estiment plus propice au travail de la classe entière.

D’autres sujets traités dans les collectifs de pairs ont révélé des questionnements, des obstacles ou des dilemmes sur lesquels les collègues passaient ou avaient passé beaucoup de temps en recherche : la régulation de l’activité des élèves et de leurs interactions dans les groupes ; le bruit inhérent aux échanges oraux et sa gestion dans une classe ; la conception d’activités bien distinctes du travail individuel qui permettent une réelle collaboration entre élèves ou pour lesquelles la collaboration présente un réel intérêt…

Conclusion

Bien sûr dans les collectifs, il n’a pas été établi que faire des groupes de trois ou que placer les tables en chevron étaient de « bonnes pratiques ». Il n’y aura aucun effet magique pour quiconque se contentera de faire des tables de trois. Dans tous les cas, les effets positifs qu’en retire le professionnel sont l’aboutissement d’un travail et d’une démarche qui lui sont propres pour une part et dont une partie restera inaccessible, même si dans le collectif de pairs on essaie d’en décortiquer des aspects. Et nous ne nous lancerons pas dans une étude comparative avec groupes témoins pour savoir s’il y a un effet objectivement mesurable sur les résultats des élèves quand on passe à 3 ou 4 membres dans un groupe. Ce qui nous importe, c’est que des collègues qui voulaient pratiquer un certain mode de travail collaboratif entre élèves mais qui rencontraient des difficultés dans le dispositif prescrit, sans aide institutionnelle, et même en s’éloignant des modèles présentés, ont opéré un compromis. Entre la prescription du travail en îlots, les obstacles dans la réalité et ce qu’ils souhaitaient faire, ils ont comblé les écarts, eux les professionnels de terrain, pour atteindre une situation dont les résultats leur paraissent satisfaisants, au moins provisoirement. Peut-être n’ont-ils pas eu accès à des solutions différentes possibles que d’autres trouveront. Mais attention, le résultat positif ne dépend pas que des ressources personnelles du travailleur. La démarche qui a permis de l’atteindre est issue aussi d’une combinaison de facteurs (relations avec des collègues, investissement dans des projets…) qui dans une autre configuration aurait pu conduire la même personne à une impasse ou à abandonner cette option, ou peut-être à s’investir sur autre chose. L’intérêt est bien plutôt de montrer encore une fois que la prescription ne suffit pas au travail et que plus son respect sera rigidifié moins les personnels parviendront à effectuer leur travail.

Les dimensions du travail sont multiples : les prescriptions, la dimension personnelle, les dimensions collectives (on ne travaille pas seul). Et leurs combinaisons dans la réalité sont infinies. S’il peut être difficile d’exercer sa liberté pour trouver les meilleures issues, les prescriptions applicables en tous lieux et de tout temps sont des impasses.

Les participants n’en ressortent pas avec une recette magique à appliquer mais avec la reconnaissance de ce qu’ils apportent eux-mêmes à leur travail, aux consignes qu’on leur donne, en le faisant ressortir dans leur activité et en le voyant en miroir chez les autres. Ce qu’ils ont entendu peut les inspirer librement, c’est-à-dire qu’ils mettront nécessairement à leur main ce que fait un autre, ou pas. Mais surtout cela légitime leurs propres tâtonnements, qui constituent aussi leur expérience professionnelle et ne sont pas de l’insuffisance, bien au contraire. Les contingences qui peuvent s’imposer à eux, trop souvent ignorées, sont aussi mises en lumière.


[1] L’image de la classe « en autobus » pour désigner une disposition où les élèves font face à l’enseignant a beaucoup été utilisée par les prescripteurs et renvoie à l’idée que tel le chauffeur, l’enseignant n’échangerait pas vraiment avec des élèves passifs.

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