La lutte contre le complotisme auprès de nos élèves ne sera efficace que si elle dépasse la dénonciation et la leçon de morale, en s’appuyant sur des contenus d’enseignement qui permettent de développer l’esprit critique.

L’adhésion à une théorie du complot est souvent alimentée par un sentiment d’impuissance individuelle face à des décisions, à des pouvoirs qui nous dépassent. Impuissance d’autant plus grande que le Peuple est proclamé « souverain » en démocratie. Mais comment lutter contre le complotisme si les élèves, dans leur vie quotidienne au sein même de leur établissement, ne disposent de lieux de débat démocratique ?

En Histoire-géographie, aller au-delà du décryptage

À côté de nombreuses ressources officielles (Eduscol, Canopé, Lumni, Edubase, CLEMI, etc.), il existe de nombreux « décryptages » de lectures complotistes de l’actualité par des journalistes ou des vidéastes dont l’utilisation en classe est encouragée (« Les Décodeurs » du Monde par exemple) : techniques de vérification des sources et de dévoilement de fausses informations y sont mobilisées. Cette abondance de supports et propositions pédagogiques contraste violemment avec le temps dont disposent les professeurs d’histoire-géographie et d’EMC, et plus encore les professeurs documentalistes, pour aborder le complotisme – dont la définition même n’est pas si facile.

C’est particulièrement vrai pour l’EMI (éducation aux médias et à l’information), au cœur du métier de professeur documentaliste. Le temps manque, les conditions pédagogiques sont de moins en moins favorables (groupes à effectifs réduits en voie de disparition par exemple). Pourtant, les injonctions à « prévenir » le complotisme ou à vacciner les élèves contre les dangers de la désinformation en ligne se font toujours plus pressantes.

Mais le décryptage ne suffit pas. Pour lutter contre les conspirationnismes, il faut amener les élèves à porter un regard critique sur les mondes (passé et présent) pour en dévoiler les vrais mécanismes de pouvoir, qu’ils soient politiques, sociaux ou économiques. Pour ce faire, les programmes qui abordent ces questions frontalement manquent. Il faut « braconner » dans les textes officiels pour porter un regard critique sur la mondialisation, par exemple, ou étudier les « valeurs de la République » dans leur épaisseur historique et leurs contradictions internes…

Les luttes sociales (en particulier victorieuses) ne sont pas non plus au cœur des programmes d’histoire-géographie ou d’EMC. Pourtant, leur enseignement pourrait avoir plus d’effet pour armer intellectuellement les élèves contre les théories complotistes que l’approche moralisatrice ou même celle des techniques de « débunkérisation » visant à faire sortir les élèves de leur fantasme. Peut-on sérieusement enseigner l’esprit critique si l’EMC ressemble davantage à un « catéchisme républicain » qu’à l’apprentissage de l’indépendance d’esprit ?

En philosophie, valoriser le dialogue.

Le complotisme des jeunes est-il la négation de l’esprit critique ou une de ses formes spontanée et provocatrice, que nous aurions à éduquer plus qu’à éradiquer ?

S’il y a un complotisme dogmatique, contre lequel l’école ne peut plus hélas grand-chose, les professeurs sont davantage confrontés à un complotisme de posture, de bravade, voire de simple jeu intellectuel. Car le délire interprétatif est moins pour l’intelligence, un ennemi extérieur à combattre, qu’une de ses prémices maladroites, qu’il s’agit d’instruire.

L’esprit critique que nous enseignons peut-il considérer comme délirante la matrice complotiste selon laquelle une minorité d’hommes aurait intérêt à manipuler l’immense majorité pour consolider une position dominante lucrative ? Avertis par Machiavel, on ne peut ignorer que les puissants pensent rarement ce qu’ils disent et disent rarement ce qu’ils font.

Aussi, le risque serait de faire de l’école une police de la pensée, transformant le professeur en drone de l’esprit, car il y a dans le complotisme une soif de comprendre. Reste cependant à éviter les raccourcis simplificateurs et à veiller à ce que cette « passion de penser », contre laquelle nous mettait en garde le philosophe Alain, ne se referme sur elle-même et ne se raidisse, ce en quoi consiste la dérive du dogmatisme, menant tout droit au fanatisme et au fascisme… l’enjeu est donc de taille.

Contre cet « emportement de la pensée », reste donc à enseigner patiemment la critique de l’esprit jusque dans le rapport qu’il entretient avec lui même, en retrouvant la voie socratique du dialogue, en parcourant avec nos élèves le chemin du doute et du questionnement. Bref, faire notre métier !

Le symptôme complotiste « Si le conspirationnisme est un symptôme majeur de ce siècle qui débute, il montre que l’inconscient existe et résiste, parfois pour le pire. Dans ce monde où personne n’est vraiment capable de répondre à la question “qu’est-ce que la vérité ?”, le symptôme a l’entêtement de ce grain de sable qui reste dans la machine. » Julien CUEILLE, Le symptôme complotiste, Erès, 2020
Question à Julien Cueille professeur de philosophie et docteur en études psychanalytiques
En quoi le complotisme fonctionne-t-il selon toi comme un effet de miroir, comme un « symptôme », notamment chez les adolescents ? Si l’on fustige le conspirationnisme chez les autres (c’est devenu une sorte de « point Godwin »), chacun y est exposé : 79 % de la population française adhèrerait à au moins une « théorie du complot »… On est toujours le complotiste de quelqu’un ! Les experts qui partent en croisade contre le « populisme » en ont une lecture très politique (ce seraient les « extrêmes » de l’échiquier, qui, comme chacun le sait, se rejoignent… et les Gilets Jaunes). Or, le malaise est justement lié à la société de l’information et aux « experts ». C’est une posture en miroir : les uns entretiennent les autres, et les conspis poussent le pouvoir dans ses retranchements, l’obligent à dévoiler sa face sombre, comme avec la loi Avia par exemple. La société a les complotistes qu’elle mérite. Le piège, à mon avis, consiste dans l’idée, très répandue, que ce serait à l’école seule de combattre (les medias, surtout les fact checkers, n’étant qu’un succédané, voire un substitut de l’école) les théories du complot. La plupart des « kits » fournis par le ministère consistent, sous un habillage plus ou moins ludique ou moderne, à donner des leçons de morale… et de pensée correcte, ce que les élèves perçoivent immédiatement. Ces « solutions » sont non pas éducatives, mais rééducatives : il suffirait de rectifier les « biais cognitifs », de souligner en rouge… Or, le phénomène déborde largement ce contexte scolaire. Il renvoie à des formes de contestation psychosociales, évidemment catastrophiques, mais qui ont besoin de s’exprimer.
Vaccins : une résistance française à nuancer La mise à disposition de vaccins contre la Covid-19 a rappelé l’hésitation des Français envers ce moyen de prévention de maladies graves voire mortelles. Françoise Salvadori, docteure en immunologie, considère que le refus du vaccin est d’abord politique (interview Télérama 31/12/20) et que la vaccination a toujours rencontré des oppositions, dès son invention au xviiie siècle (Antivax co-écrit avec Laurent-Henri Vignaud). Jeremy K. Ward et Patrick Peretti-Watel, sociologues, distinguent dans un article récent (Comprendre la méfiance vis-à-vis des vaccins : des biais de perception aux controverses) l’antivaccinalisme, refus global mais marginal dans les controverses publiques car stigmatisé, et l’hésitation vaccinale, plus fréquente notamment dans les classes moyennes et éduquées. Cette dernière, bien relayée dans les médias, est l’expression modérée d’une réticence envers un vaccin en particulier mais traduit, d’après ces auteurs « au contraire une volonté de plus de science, plutôt qu’un rejet de celle-ci ».

79 % des français croient à une théorie complotiste. (Sondage IFOP-Fondation Jean-Jaurès (décembre 2017))


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