Dans l’édition 2021 de la publication L’état de l’école que les compétences socio-comportementales font leur entrée dans la rubrique « les acquis des élèves ». Elles sont présentées ainsi p. 66 : « Désormais très présentes dans le champ de l’évaluation des élèves, les compétences socio-comportementales sont souvent considérées comme prédictives de la réussite scolaire. Elles sont ici abordées à différents niveaux de la scolarité au travers d’enquêtes menées à l’échelle nationale ou internationale ». Sur deux pages sont présentés des résultats chiffrés mesurant l’estime de soi (CM2), la perception et les croyances des élèves sur les situations de coopération et de compétition (élèves de 15 ans).
Qu’est-ce que les compétences socio-comportementales ?
Les compétences socio-comportementales occupent une large place dans le rapport Quels professeurs au XXIème siècle ?, du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN), dirigé par Yann Algan et dans plusieurs notes du CAE (Conseil d’Analyse économique). Yann Algan et Elise Huilery, économistes membres des deux instances ont à leur actif plusieurs publications sur le sujet1. Ces compétences ne sont définies ni dans le rapport ni dans les notes ou focus du CAE qui se contentent de les énumérer : pour les compétences comportementales, « la confiance en ses propres capacités, l’estime de soi, l’anxiété (sic), et la persévérance », et pour les compétences sociales, « la coopération, le respect ou la tolérance. » Les compétences socio-comportementales sont présentées comme très bien définies en psychologie, avec quelques renvois à des auteurs anglo-saxons, mais sans aller plus loin. Les notes et rapports signalent que différentes appellations, déclarées par les auteurs comme quasi équivalentes, peuvent être utilisées : compétences socio-émotionnelles (OCDE), conatives (DEPP), non cognitives, non académiques, transversales. Elles correspondent aussi en partie au moins à ce que des chercheurs appellent compétences psychosociales2. Alors que certains auteurs présentent les « soft skills » comme plus spécifiques au monde professionnel (leadership et influence sociale, capacités d’analyse de systèmes et d’évaluation…) par rapport à des compétences socio-comportementales plus générales, d’autres les assimilent totalement et développent des réflexions sur « les soft skills et les enfants : programmes scolaires et réforme scolaire » 3.
L’objet du présent article n’est pas d’approfondir la définition, l’origine et l’histoire de ces notions4 mais d’outiller les militants sur l’usage qui en est fait. Il est à craindre d’ailleurs que leurs promoteurs eux-mêmes aient peu interrogé ces points pour se contenter d’un usage utilitariste superficiel. Dans les publications citées plus haut, ce qui revient, c’est :
- la possibilité de mesurer les compétences énumérées (essentiellement par des questionnaires). L’insistance sur la mesure permet d’évacuer la question de la définition. Inutile de définir ce qui est rendu évident par la mesure en quelque sorte.
- les « dividendes » « cruciaux » qu’il est possible de retirer de leur acquisition par les élèves, les jeunes et les travailleurs : la réussite dans les compétences cognitives et les disciplines académiques, une hausse de la productivité économique, une amélioration du bien être, de la santé et même une baisse de la criminalité. L’innovation économique et technologique est aussi liée à ces compétences socio-comportementale.
A noter que la théorie du capital humain apparaît comme un acquis scientifique à même d’orienter les mesures à prendre en éducation dans ces publications, y compris dans le rapport du CSEN sur le métier d’enseignant.
Comment leurs promoteurs conçoivent leur intégration à la scolarité ?
Les auteurs insistent sur l’insuffisant développement de l’enseignement de ces compétences en France et leur faible maîtrise par les Français adultes. Les dispositifs qui, d’après leurs promoteurs, permettent de les introduire et de les développer sont : le mentorat, le tutorat, le coaching, les partenariats avec les associations ou les entreprises (« Énergie jeunes »5 est présentée en modèle), l’engagement, de nouvelles pratiques pédagogiques (la personnalisation de l’enseignement, le développement du travail coopératif, l’évaluation par compétences…) etc.
Un certain nombre de ces modalités font depuis un certain temps l’objet d’incitations, voire de prescriptions et sont déjà plus ou moins présentes dans les établissements souvent sous forme de dispositifs ou d’expérimentations. Nous pouvons ajouter à ces éléments les modalités d’évaluations promues pour les oraux du DNB et du Grand Oral : privilégier la forme plutôt que le fond, évaluer des savoir-être comme l’assurance plutôt que la maîtrise d’un contenu. La découverte des métiers est une autre porte d’entrée aisée pour étendre le travail sur ces compétences…
Il ne s’agit pas ici de dénier l’intérêt pédagogique du travail coopératif ou de refuser de prendre en compte le ton ou le degré d’assurance d’un locuteur dans une évaluation de l’oral, par exemple, mais la logique induite par la notion des compétences socio-comportementales présente des risques. Quand les auteurs entrent un peu dans le détail des effets que doivent produire les pratiques pédagogiques qu’ils promeuvent, ils ne font aucun lien avec l’acquisition de savoirs émancipateurs ou méthodologiques. Ils s’intéressent davantage aux effets induits. Par exemple, pour le travail coopératif, il est précisé qu’il « doit être complètement intégré à l’apprentissage et devenir un véritable outil » sous peine de ne pas produire les effets attendus. Et ceux-ci sont : amener les élèves à penser « qu’il peut être utile de partager les idées de tous, qu’ils apprennent plus vite en travaillant à plusieurs ou encore qu’ils peuvent peser sur les décisions de leur communauté »6 et à avoir « une confiance plus élevée » envers les autres, mais aussi envers les enseignants. Aucune référence à des réflexions sur l’articulation entre travail individuel et travail collectif des élèves pour la compréhension de notions, par exemple. Quand est-il plus efficace et pertinent d’apprendre seul ou en groupe par rapport aux objectifs d’acquisition est une question qui ne les intéresse pas. L’objectif fantasmé est d’habituer les élèves à travailler collectivement (améliorer les scores de leur perception de ce type de travail) pour disposer d’une main-d’œuvre davantage habituée à la collaboration. Ils en profitent pour dénier ou minorer l’impact d’autres mesures comme réduire les effectifs par classe ou mettre en place des dédoublements, mesures jugées plus coûteuses et moins efficaces que le développement de pédagogies axées sur les compétences socio-comportementales7.
Il est possible de le dire de manière directe : pour ces auteurs, l’École est essentiellement vue comme un outil pour améliorer le capital humain et à terme gagner des points de PIB. Et les liens établis par les économistes auteurs de ces publications entre compétences socio-comportementales et croissance économique par le biais d’enquêtes et de comparaisons internationales est censé leur donner une légitimité assise sur la « science » pour prescrire.
Autres implications.
« Revoir les méthodes pédagogiques pour mieux les adapter au développement des compétences socio-comportementales (personnalisation de l’enseignement, travail coopératif, changement du système de notation) et corriger le déficit de formation initiale et continue des enseignants sur ces méthodes sont deux leviers à mobiliser. »8
Dans plusieurs publications, apparaît l’idée que pour enseigner ces compétences socio-comportementales les enseignants doivent en disposer eux-mêmes. Elles doivent donc, selon les propositions, être prises en compte dans le recrutement et/ou la formation initiale et continue, et bien sûr évaluées dans l’exercice professionnel.
« Les professeurs français sont insuffisamment formés sur les compétences socio-comportementales ou sur l’apprentissage coopératif. Or, le changement d’état d’esprit chez les élèves (chapitre 2) nécessite une formation adaptée et un changement d’état d’esprit également chez les professeurs. »9
Enfin, la notion de « talent » apparaît régulièrement aussi dans les publications, aussi bien concernant les élèves que les professionnels. Cette notion issue de la GRH et à la définition mouvante désigne le plus souvent des personnes à haut potentiel, ou simplement potentiellement efficaces pour les postes qu’on cherche à pourvoir, du fait de leurs compétences transversales et de leur adaptabilité. La combinaison de la logique du talent avec les soft skills ou les compétences socio-comportementales peut se révéler redoutable. La « gestion », le repérage ou la mobilisation des talents peuvent tout autant déboucher sur un accompagnement pour le plus grand nombre, ou même du prérecrutement large, que sur des pratiques de sélection précoces avec des critères peu transparents. Une gestion des personnels dans laquelle un management de « talents » accompagnerait un recrutement par concours et une formation initiale solide10 est compatible avec cette logique. Mais en lien avec le monde de l’entreprise, les soft skills et « l’agilité » peuvent tout autant servir de justification au recrutement de contractuels, de non-titulaires, à l’affaiblissement des concours disciplinaires, au développement du mentorat/tutorat au détriment de la formation initiale.
1 La note suivante constitue une référence citée dans de nombreux autres articles ou rapports : Y. Algan, É. Huillery et C. Prost, Confiance, coopération et autonomie : pour une école du XXIe siècle, Note du CAE 48, 2018, p. 1.
2 Par exemple, Dans sa thèse, Les compétences psychosociales des élèves dans le premier degré : analyse de leurs relations avec les pratiques enseignantes et la réussite des élèves, soutenu en 2021, Laurent Tavani travaillent sur le développement de 6 d’entre elles, identifiées comme la coopération, l’empathie, la maîtrise de soi, l’anxiété, l’estime de soi et l’internalité.
3 M. Guadalupe et B. Ng, Soft Skills et productivité en France, Focus du CAE, n° 92, septembre 2022
4 Les auteurs renvoient fréquemment aux travaux de James J. Heckman, économiste (prix nobel) sur les « soft skills » et en psychologie à ceux de Samuel Bowles et Herbert Gintis présentés comme les introducteurs du concept par Y. Algan et E. Huillery.
5 Le dispositif « Énergie jeunes » est cité dans plusieurs notes du CAE et dans le rapport du CSEN.
6 Y. Algan, É. Huillery et C. Prost, Confiance, coopération et autonomie : pour une école du XXIe siècle,Note du CAE 48, 2018, p. 7.
7 Y. Algan, É. Huillery et C. Prost, Confiance, coopération et autonomie : pour une école du XXIe siècle,Note du CAE 48, 2018, p.7. Le rapport Mckinsey sur 200 pages comptait moins de dix lignes sur la question des effectifs, qui n’ont même pas été reprises dans le rapport du CSEN dirigé par Y. Algan.
8 Y. Algan, É. Huillery et C. Prost, Confiance, coopération et autonomie : pour une école du XXIe siècle,Note du CAE 48, 2018, p. 1.
9 Rapport Quels professeurs pour le XXIème siècle ? sous la direction de Y. Algan, CSEN, p. 60
10 Le plan talents du service public : https://www.fonction-publique.gouv.fr/devenir-agent-public/le-plan-talents-du-service-public-des-mesures-concretes-et-ambitieuses-pour-les-jeunes
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