Sans doute peut-on retrouver des traces lointaines de « supérieurs bornés » qui exigent que dans un travail certaines méthodes soient appliquées en tout temps et en tout lieu et ce même au détriment patent de l’efficacité. Mais du fait des évolutions technologiques, depuis la fin du XXème siècle ces attitudes arbitraires trouvent des cautions supplémentaires en prenant les machines et des calculs « objectifs » comme modèle. Des outils nouveaux renforcent aussi le contrôle, l’évaluation, la reddition de compte… Les mêmes « progrès » en matière de collecte, partage et traitement de données, de rapidité du reporting ou de la surveillance électronique, ont aussi grandement contribué à l’extension des mesures procédurales, du contrôle tatillon ou de l’évaluation performative. Elles touchent désormais des professions dans lesquelles la part de conception est importante et dont les finalités portent sur des changements d’état des bénéficiaires à plus ou moins long termes (en santé et en éducation par exemple) et sur les bénéfices qu’en tire la collectivité. Ces métiers, comme d’autres avant eux, sont menacés d’une mesure de leur efficacité basée sur des indicateurs déconnectés d’une grande partie de ce qu’ils produisent réellement. Des indicateurs limités et à court-terme.

Si le travail et l’activité humaine se distinguent de la simple exécution mécanique de consignes ou de programmes, c’est que s’y combinent plusieurs dimensions différentes. Celles-ci sont les ressources qui aident les hommes et les femmes à combler l’écart entre travail prescrit et travail réel (Voir l’article Travailler, ce n’est pas seulement exécuter ou appliquer), à s’adapter au réel.

Quatre dimensions

La clinique de l’activité distingue ainsi 4 dimensions ou composantes inséparables dans un métier. Chacune contient des éléments sur lesquels celles et ceux qui travaillent s’appuient mais aussi avec lesquelles ils et elles doivent faire des compromis et jongler, pour arriver à réaliser les tâches. Quoiqu’en disent ceux et celles qui ont vocation à encadrer le travail des autres, à l’orienter ou à le transformer, ces dimensions existent, y compris dans leur propre métier, et il est illusoire de vouloir en effacer certaines (en général les dimensions personnelle ou et transpersonnelles ). On les retrouve jusque dans les gestes de métier. C’est l’agencement, au moins relativement satisfaisant, établi entre ces dimensions qui permet au métier de remplir son rôle et aux professionnelˑles d’y trouver les ressources pour travailler.

1) Une composante institutionnelle qui fixe les finalités et les tâches.

Dans l’Éducation nationale il s’agit entre autres des lois, décrets, circulaires, programmes, consignes des corps d’inspection, formations… mais aussi de lettres de mission, de fiches de poste…

2) Une composante personnelle qui relève de la façon dont chacun habite son métier et s’y réalise.

Cette composante est en lien avec la personnalité de chacun ou chacune, les goûts, les valeurs, les objectifs personnels, l’expérience professionnelle, les autres expériences, les compétences acquises …

3) Une composante interpersonnelle : les relations, formelles ou informelles nouées avec ceux dont l’activité rencontre celle du professionnel : les collègues de l’établissement qui font le même métier, mais aussi les autres métiers, en particulier ceux qui travaillent aussi avec vos élèves, la direction, le CPE, les enseignants, Psy-EN, AED, AESH (selon votre catégories) etc. On peut adjoindre les bénéficiaires de l’activité qui ne sont pas passifs : les élèves et les parents.

4) Une composante « transpersonnelle » aussi appelée « genre professionnel » propre à chaque métier qui contient les façons dont les professionnelˑles, entre eux, dans un milieu de travail donné « mettent à leur main » les prescriptions. Elle représente l’ensemble des manières de faire le métier que celles et ceux qui travaillent ont constitué au fil de l’histoire, de manière informelle et dont chacunˑe répond. C’est l’ensemble inévitablement diversifié de ce qui est admis par le milieu professionnel comme manières de faire et d’être dans l’exercice du métier. Ce n’est en aucune façon un bloc homogène et standardisé de pratiques professionnelles. C’est la dimension qui permet à des professionnels de se reconnaître mutuellement comme étant « du métier » malgré une variété admise de manières de faire.

Elle constitue également une sorte d’intercalaire social qui vient s’interposer entre les ressources propres au professionnel et la prescription de l’institution. Et le protège ainsi de l’épuisement et de la perte de sens.

Ni homogènes, ni fixes, mais vivantes.

Ces composantes ne sont pas figées !

Elles sont dynamiques et connaissent des évolutions internes qui impactent les autres dimensions, elles sont traversées de conflits, en elles-mêmes, et entre elles-mêmes. Pour que « ça marche » dans un métier, il faut que du sens circule entre elles et que les professionnelˑles puissent trouver individuellement des compromis, des manières de faire, de contourner, de détourner, de ne pas faire… qui soient en accord avec ce que le genre du métier estime être un travail de qualité. Pour cela ces différentes composantes doivent rester vivantes se répondre, s’opposer et se « nourrir » les unes les autres.

Plus concrètement, voici ce qu’on pourrait observer comme interactions possibles entre ces différentes dimensions dans un milieu de travail soumis à des changements. De nouvelles prescriptions sont communiquées aux agents. Beaucoup sont adoptées mais pas toutes de la même manière et pas toutes au même rythme parce que les individus sont confrontés à un réel diversifié. Ce qui les amènent surtout à en mettre une partie « à leur main ». C’est à dire à réaliser des adaptations qui tiennent compte de ce qui ne pouvait pas être prévu par ceux qui ne font pas le travail au quotidien. Les limites, voire le caractère intenable, de certaines des nouvelles prescriptions sont aussi éprouvées. Les agents peuvent être conduits à ne pas pouvoir en tenir compte, à les écarter ou à faire semblant de les appliquer. Les manières de faire personnelles évoluent donc. Dans la diversité de celles-ci certaines seront reconnues par les pairs comme un moyen de s’en sortir dans des circonstances spécifiques pour réussir à faire son travail malgré tout. Elles alimenteront le genre professionnel. D’autres seront perçues comme des manières de faire qui restent personnelles ou marginales, la majorité des pairs rechignant à y avoir recours. Si les prescripteurs étaient attentifs à ce que font ceux et celles qui travaillent, ils pourraient adapter les prescriptions en fonction de ce qui leur remonte, des limites, des impossibilités et des adaptations nécessaires au réel.

Une telle circulation entre différentes dimensions révélerait un métier qui va bien.

Il est assez simple, par exemple, pour les enseignants de comparer la mise en place des nouveaux programmes de 2016 en collège et de 2019 en lycée à cette description. Evidemment, c est le dernier élément qui manque, la prise en compte par les prescripteurs de ce que dit le métier. A la place, les changements et les injonctions déconnectées ont continué de se succéder.

Un projet managérial ?

Actuellement, dans divers milieux de travail nombre de hiérarchies entendent imposer la toute puissance du prescrit, de la dimension impersonnelle. Les manières de faire individuelles et personnelles, tout comme celles construites collectivement dans le métier, doivent se plier aux directives toujours plus précises, intrusives et changeantes. On demande à chacun de se soumettre aux prescriptions sans laisser de place à l’imagination, aux goûts, à l’expérience professionnelle et aux adaptations individuelles comme collectives au réel.

A l’inverse, mais quelquefois de manière complémentaire, certaines hiérarchies réduisent les prescriptions à des résultats à atteindre dans un contexte de mise en concurrence des professionnels. Dans ce cas, la créativité et l’innovation peuvent être vantées par l’encadrement comme ressource de la performance. Mais la tension induite par le pilotage par indicateurs et par la concurrence ont l’effet inverse sur le long-terme. Pour limiter la responsabilité de l’échec, les équipes adoptent les mêmes « bonnes pratiques » qu’on estime approuvées par la hiérarchie. Quand ce ne sont pas des formes plus ou moins graves de fraude qui se diffusent. Si le contexte de concurrence entre professionnel est exacerbé, chacun ne peut plus se référer à ce que le collectif a produit comme attentes, normes ou ressources collectives. Il ou elle ne peut que puiser dans ses ressources personnelles. Si les possibilités d’échanger entre pairs se réduisent, le risque est de porter seul la responsabilité de ce qui est fait ou de ce qui n’est pas fait.

Dans tous ces cas ce sont les mêmes objectifs politiques et gestionnaires qui sont visés. « Laisser celui ou celle qui travaille le plus isolé possible face à la prescription ». Même dans le cas où l’injonction porte sur le travail collectif, c’est un travail collectif strictement cadré et normé dans ses procédures ou ses finalités. Au final, le travail et sa qualité sont sacrifiés au profit du pouvoir sur les pratiques et la conception du travail.

La perception de ces enjeux a conduit depuis plus de 20 ans le SNES-FSU à se saisir des questions du travail et des métiers non seulement pour les mettre en évidence mais pour permettre aux collègues volontaires de trouver des espaces de discussion sur ce qui fait le réel et le sens du travail.

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