Un métier et les activités qui en découlent ne se limitent pas à la simple application de règles, de méthodes et de procédures. L’étude du travail par les sociologues, les ergonomes et les psychologues l’ont démontré depuis longtemps. Pour faire ce qui est demandé, les travailleurs déploient souvent une activité, qui dépasse largement la simple application des gestes, techniques et savoirs que de l’extérieur on peut estimer suffisants. Celui qui travaille ajoute de lui-même, de son intelligence, de son expérience, de son imagination, y compris quand tout à l’air de bien se passer.

Cette activité réelle permet par exemple de surmonter l’imprévu, l’insuffisance ou l’inadaptation plus ou moins récurrente des moyens alloués. Et ce, même dans les métiers en apparence les plus simples, ou les moins qualifiés. Le travail réel est le résultat de compromis et d’arbitrages réalisés souvent dans le cours de l’action entre les objectifs assignés et la capacité du travailleur à atteindre ces objectifs en fonction de ses propres caractéristiques, du contexte et des moyens mis à sa disposition. Celui qui travaille sur le terrain est un « jongleur de critères » pour citer le psychologue du travail, Yves Clot.

Travail prescrit et travail réel, côté chercheurs, extraits

Travail prescrit et travail réel, côté chercheurs, vidéo

Des hiérarchies qui empêchent le travail ça existe !

C’est dans cet espace entre les prescriptions et ce qui est réalisé par les personnels que se niche la satisfaction, ou l’insatisfaction, au travail. Bien sûr, des causes externes et des contextes changeants peuvent rendre difficile ou impossible le bon travail, celui qui satisfait. Mais les chercheurs sur le travail ont mis en lumière depuis le dernier tiers du XXème siècle un facteur longtemps sous-estimé : des gênes ou des empêchements de l’activité réelle qui peuvent provenir de l’action de ceux qui encadrent le travail, hiérarchies ou employeurs, et qui ne le perçoivent que comme l’application simpliste de prescriptions et de méthodes fixées.

Ainsi, des « responsables » peuvent ne plus laisser les marges suffisantes au travailleur pour déployer l’activité réelle qui lui paraît nécessaire. Ils s’arc-boutent sur le respect rigide de méthodes. Ils peuvent émettre des injonctions et prescriptions qui au lieu d’aider le travail réel, au contraire le perturbe par leur accumulation, leur lourdeur, leur flou ou les tâches annexes qu’elles génèrent… Les encadrants peuvent aussi imposer de travailler continuellement dans des conditions matérielles insuffisantes. C’est alors l’organisation du travail ou des éléments de celui-ci qui empêchent d’affronter correctement la réalité des situations de travail.

Comment expliquer que les « responsables » qui auraient intérêt à un travail bien fait en viennent à le gêner ? Entre autres éléments, il ne faut pas négliger la volonté de nier l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, ou une réelle ignorance de ce fait. Il est très fréquent de sous-estimer la part de conception dans le travail d’autrui, et à le considérer surtout comme une application de consignes. Les « responsables » peuvent aussi avoir des objectifs de plus en plus divergents de ceux des personnels de terrain. Un exemple désormais bien connu : Parvenir à réaliser un maximum de soins avec un personnel réduit, ce qui amène à imposer des prestations minutées au plus juste, et donc à empêcher les soignants de bien traiter ceux dont ils ont la charge.

Quand les éléments négatifs des empêchements de travailler s’accumulent, la qualité du travail et la santé des travailleurs finissent toujours par en pâtir. 

Les effets du travail qui ne satisfait plus par Yves Clot, psychologue du travail :

Rendre le travail supportable, vidéo.

La fatigue dont on ne se repose pas, selon Yves Clot, extrait.

Isolement et culpabilisation trop fréquents.

Les difficultés de fonctionnement finissent donc par apparaître ou éclater. Des résultats conformes aux objectifs de l’employeur peuvent permettre à ce dernier de minimiser les difficultés provisoirement. Des coûts de fonctionnement d’un hôpital en baisse, de bons taux de résolutions d’affaires dans un commissariat, des taux de réussites aux examens qui augmentent… peuvent faire écran un temps. Cependant, un turn-over important, des difficultés à recruter, des arrêts maladies en augmentation, des conflits, des démissions, voire des suicides dans les cas extrêmes, ne peuvent être totalement ignorés. D’autant, qu’à terme, cela porte atteinte aux « performances » des managers. Au lieu de chercher à résoudre les difficultés croissantes dans un contexte de « progrès » apparents, la réaction est souvent de pointer des causes externes ou, pire, de dénoncer une insuffisance de ses salariés.

Plus grave, les travailleurs eux-mêmes, constatant leur incapacité soit à bien faire leur travail en suivant les protocoles ou les méthodes prescrites, soit à tenir les objectifs dans la durée peuvent en attribuer la cause à leur insuffisance personnelle. D’autant qu’il existe bien des dispositifs, surtout dans le domaine de l’évaluation professionnelle, qui peuvent les aider à s’enfoncer dans cette voie.

La charge de travail accrue et l’estime de soi qui peut être atteinte ne favorisent pas les échanges sur le sujet. C’est donc isolément que des milliers de Mme Y et M. X font les mêmes constats : ils et elles se sentent débordés, il leur faut passer plus de temps au travail, en rabattre sur la qualité de ce qu’ils ou elles veulent faire… Et souvent, dans la solitude, on imagine à tort que les autres collègues, qui se taisent aussi, rencontrent moins de difficultés. 

Jean-Luc Roger, psychologue du travail : « Le travail, celui qu’il faut réellement faire pour assumer ce qu’il y a à faire, tend à devenir socialement invisible ». Extrait.

On ne porte pas seul son métier.

Ce qui sont d’évidence des problèmes collectifs, des questions de métier, ont donc toutes les raisons pour être vécus comme des difficultés personnelles, et n’ont donc aucune chance d’être réellement résolus par des individus. Tout seul, ces derniers peuvent, au mieux, « tenir ».

Dans l’Éducation nationale, s’il vous arrive de penser, dans un plus ou moins grand isolement, que vous êtes trop souvent débordés, de ne plus réussir à faire ce que vous vouliez faire ou de ne plus voir le sens de ce qu’on vous demande, soyez assurés que vous n’êtes pas seul.

L’Enquête métier du SNES-FSU de 2019 a montré que 72,6 % des 7000 répondants (enseignants, CPE, Psy-EN, AEd, AESH) se sentent débordés au moins plusieurs fois par semaine, voire tous les jours ou presque. Ce ne sont pas seulement M. X ou Madame Y qui est débordé parce qu’il ou elle n’arrive pas à s’organiser ou parce qu’il ou elle n’applique pas les bonnes méthodes. 88,1% des répondants à la même enquête déclaraient que les dernières années avant la rentrée 2019, leur temps de travail avait augmenté. 47% déclaraient ressentir le plus souvent une insatisfaction sur la qualité du travail accompli, 54% sur la quantité des tâches qu’ils avaient pu accomplir, alors qu’ils étaient moins de 20% à déclarer une satisfaction sur ces deux éléments. 94% des répondants étaient tout à fait d’accord (76%) ou assez d’accord avec la phrase « ma charge de travail s’intensifie ». 47% tout à fait d’accord avec la phrase « J’ai le sentiment d’une perte de sens de mon métier » et 30% assez d’accord.

Ce ne sont pas les individus qui sont insuffisants mais les métiers qui deviennent plus difficiles.

L’enquête métier du SNES-FSU 2019

Devant l’indifférence de nos différentes hiérarchies et du ministère, il est donc indispensable que les professionnels et leurs représentants identifient les difficultés qui ne tiennent pas aux personnes ou à la nature des individus qui travaillent, ou à celle des usagers, mais bien aux conditions et aux positions dans lesquelles on les met et à l’organisation du travail. A des questions ou difficultés collectives, il faut des réponses et des solutions collectives. Ce n’est pas à chacun de puiser indéfiniment dans ses ressources personnelles pour trouver des solutions.

Si les 30 élèves d’une classe de cinquième n’arrivent pas au niveau attendu en fin d’année dans leur LV2 doit-on en chercher les raisons uniquement dans le manque de travail des élèves, le manque de suivi des parents ou l’insuffisante application de prescriptions par l’enseignant ? En fait, dans la réalité, pour faire son travail avec ses élèves, ce dernier tente de surmonter quotidiennement les empêchements qui s’empilent : un horaire hebdomadaire insuffisant, un nombre de classes à suivre (souvent 7 au minimum en LV2) et des effectifs par classe qui ont augmenté, des conditions matérielles inégales, les injonctions multiples, contradictoires et paradoxales, des tâches annexes à l’enseignement qui se multiplient…

Le SNES-FSU connaît et défend le travail réel depuis longtemps.

Le SNES-FSU au tout début des années 2000 avait entamé un partenariat avec l’équipe de clinique de l’activité du Centre de Recherche sur le travail et le Développement du Cnam (Conservatoire National des Arts et Métiers) dirigé par le professeur Yves Clot, alors titulaire de la chaire de psychologie du travail. Ce partenariat d’abord sous la forme de recherches-action menées par Jean-Luc Roger et Danielle Ruelland, puis sous la forme d’un comité de suivi, a duré une quinzaine d’années. Il a permis à notre organisation dans un premier temps d’être réceptrice d’analyses et de connaissances sur nos métiers mais aussi d’y contribuer et bien sûr de se les approprier. Dans un deuxième temps, nous avons donc pu les utiliser et travailler à élaborer des outils pour équiper collègues et militants à résister aux attaques sur nos métiers et à « la crise de réalisation des métiers » identifiée par les chercheurs.  

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