Combler l’écart entre le prescrit et le réel.
Extrait de Christophe Dejours, L'évaluation du travail à l'épreuve du réel. Critique des fondements de l'évaluation. Une conférence-débat organisée par le groupe Sciences en questions, Paris, INRA, 20 mars 2003, Editions Quae.
En effet, les situations de travail ordinaires sont grevées d’événements inattendus, de pannes, d’incidents, d’anomalies de fonctionnement, d’incohérences organisationnelles, d’imprévus provenant aussi bien de la matière, des outils et des machines, que des autres travailleurs, des collègues, des chefs, des subordonnés, de l’équipe, de la hiérarchie, des clients même. Il faut le reconnaître, il n’existe pas de travail d’exécution. De fait, apparaît toujours un décalage entre le prescrit et la réalité concrète de la situation. Ce décalage entre le prescrit et l’effectif se retrouve à tous les niveaux de l’analyse entre tâche et activité, comme l’ont montré plusieurs auteurs, en particulier Daniellou. D’autres, je pense à Jean-Daniel Reynaud en particulier, ont analysé ce décalage, toujours, entre ce qu’on appelle organisation formelle et organisation informelle du travail.
Travailler, c’est combler l’écart entre le prescrit et l’effectif. Or, ce qu’il faut mettre en œuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l’avance. Le chemin à parcourir entre le prescrit et le réel doit être à chaque fois inventé ou découvert par le sujet qui travaille. Ainsi, pour le clinicien, le travail se définit-il comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés. Ou encore ce qu’il doit ajouter de lui-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu’il s’en tient scrupuleusement à l’exécution des prescriptions.
Comment donc se fait connaître, au sujet qui travaille, cet écart irréductible entre la réalité d’un côté, les prévisions, les prescriptions et les procédures, de l’autre ? Mon point de vue, qui ne va pas forcément vous plaire, est que c’est toujours sous la forme de l’échec. Le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c’est-à-dire par la mise en échec de la maîtrise. (…)
Travailler suppose donc, nolens volens, d’en passer par des chemins qui s’écartent des prescriptions. Comme ces prescriptions ont en général, pas toujours mais presque, un caractère normatif, bien travailler c’est toujours faire des infractions. Si l’encadrement est bien intentionné, il fera l’éloge de ces excursus et parlera alors de sens de l’initiative, de capacités d’innovation, de savoir-faire. Mais s’il est mal intentionné et quelque peu porté à un style de commandement disciplinaire, il parlera d’infraction aux procédures, voire de transgression. Et si l’organisation tout entière campe sur des positions réglementaires au nom de la sécurité, de la qualité ou de la sûreté, on exercera sur ceux qui travaillent une surveillance tatillonne…
« Travailler c’est bien plus que respecter les consignes »
Extrait de Laurent Caron, Marylène Coppi, Laurence Théry et Alexandre Vasselin, « DEVANT L'IMPOSSIBILITÉ DE FAIRE LE TRAVAIL PRESCRIT », C.E.R.A.S, Revue Projet 2011/4 n° 323 | pages 53 à 60.
Qu’est-ce qu’une prescription ? Qu’il s’agisse d’objectifs à atteindre, de consignes à respecter, de processus et de procédures à mettre en oeuvre, le but du travail est le résultat attendu par la hiérarchie, « une injonction de faire émise par une autorité ». Travailler impose de se plier à un but assigné par autrui.
Mais les sciences du travail l’ont mis en évidence : travailler est bien plus que respecter des consignes. Pour qu’il y ait engagement, mobilisation, bref, pour que le travailleur travaille, il faut qu’il espère trouver la satisfaction d’un besoin. Le but venu de l’extérieur se double rapidement de raisons propres à chacun qui donnent au travail telle ou telle orientation. Le travailleur, considérant de prime abord qu’il travaille pour gagner sa vie, découvre d’autres mobiles : sa façon de travailler a des conséquences sur l’activité des autres, de ses collègues, des patients, des clients… Avec l’expérience professionnelle, des aspects inattendus apparaissent, porteurs d’enjeux relationnels qui sollicitent sa sensibilité. Tout travailleur éprouve le besoin d’apporter des modifications (des améliorations) à une situation que la consigne ne prenait pas en compte. Autrement dit, l’activité déborde les consignes.
Or les évolutions du travail depuis trente ans, en particulier son intensification, corollaire de la financiarisation de l’économie, ont profondément bouleversé les modalités de la prescription en complexifiant les organisations. Face aux prescriptions qui tendent, par leur diversité et leur complexité, à agir comme des paradoxes pour ceux qui doivent s’en débrouiller, le métier et ses règles agissent comme des repères utiles et donnent sens au travail. Ce sont les règles de l’art construites au sein des collectifs qui, lorsqu’elles sont perpétuées, permettent de s’inscrire dans une histoire et de trouver sa place dans l’équipe. Il y a donc une tension entre les demandes hiérarchiques et ces règles qui sont le cadre pratique et méthodologique de la tâche. Quelles en sont les conséquences sur le travail, sur celui qui l’effectue et sur sa santé ?
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